Hélène JOURDAN-GASSIN : Philippe Bresson, est-ce du jour où vous avez parfaitement maitrisé́ l’art de l’ébénisterie, ce savoir-faire plein de rigueur qui vous a été enseigné à l’École Freinet, que vous avez choisi d’aller vers des matériaux plus inattendus, comme le galuchat, la peau d’autruche ?…
Philippe BRESSON : Je reconnais sans équivoque que l’École Freinet a été un support incontestable dans ma jeunesse. Ce lieu éducatif a joué́ le rôle d’un complice et accompagnateur et m’a fait découvrir toutes sortes de matériaux et de travaux manuels tels que poterie, peinture, pyrogravure…
Vu dans ce contexte, alors oui, l’École Freinet m’a donné́ confiance en me faisant évoluer vers différents matériaux et surtout d’en prendre conscience. Ce n’est que plus tard, au lycée, que je découvre réellement la forme de cette passion qui m’anime : celle de vouloir créer des volumes. Cette tendance à voir spontanément tout en 3D, sans passer par l’étape du dessin préparatoire, ne fait que se renforcer.
C’est cette même passion du volume, aujourd’hui comme hier, qui me pousse à aller vers les matériaux que vous dénommez inattendus, mais qui savent s’imposer d’eux-mêmes.
En réalité́, quelles que soient les matières utilisées, ce sont elles qui m’obligent à une certaine rigueur par leur « savoir-être ».
H.J-G. : Vous avez, dans ce voyage vers la
liberté́, acquis là encore une grande maitrisé, j’évoque par exemple « Le Lézard » ou encore « La Console à l’esturgeon »… où le métal se marie aux peaux rares… Mais cette audace ne semble pas vous suffire, d’où vous vient ce désir de sortir des sentiers battus ?
P.B. : J’aime beaucoup votre expression « ce voyage vers la liberté́ » … elle me représente assez bien.
C’est vrai, les deux créations que vous mentionnez marquent une étape importante dans mon travail. C’est la première fois que je décide d’aborder le métal. Avec le recul, je pense que c’était surtout les effets du volume que j’essayais de maitriser.
L’audace se nourrit de mon ressenti, de ma sensibilité́, plus précisément dans les couleurs, la matière, les volumes… et c’est aussi pour- quoi je pense ne pas sortir des sentiers battus, mais être tout simplement seul dans un monde qui m’est propre.
H.J-G. : Quelle est la raison qui vous a poussé́ à aller plus loin et à associer les métaux de récupération à des matières nobles, de mettre en relation le luxe et la pauvreté́, non pour les opposer mais afin de créer une rencontre fructueuse ?
P.B. : Je suis profondément convaincu de la direction prise par certaines de mes réalisations ; l’envie de découverte. Celle-ci me sou- tient dans mes choix qui se résument en réalité́ à un seul : la matière. Avant-hier, c’était surtout le bois. Hier, le métal. Aujourd’hui, le verre. Chaque nouvelle étape s’appuie naturellement sur le travail précèdent et c’est pourquoi les associations de matériaux sont des effets que je recherche dans mon travail. J’aime faire dialoguer des éléments différents. On peut alors effectivement parler d’une rencontre fructueuse.
H.J-G. : Quelle est la force qui vous pousse à inventer de nouvelles formes, à expérimenter de nouvelles applications à vos découvertes ? Je m’explique : vous avez abordé les tables basses, puis les consoles, ensuite les appliques et enfin les luminaires ; cette boulimie de changement est-ce par peur de vous répéter, pour donner à l’objet sa qualité de création unique ou bien une toute autre raison encore ?
P.B. : Cette force résulte du fait de mettre en application une recherche personnelle, loin des influences. Ce désir de changement est plutôt un résultat de réflexions antérieures.
Peur de me répéter ? Il arrive que deux ou trois créations « se ressemblent ». Mais je préfère parler de « couples » ou de « familles ». Elles ne sont pas identiques pour autant. Je parlerais plutôt de deux entités qui dialoguent entre elles.
La qualité unique d’une création réside dans le fait que la pièce évolue lors de sa réalisation, sans référence à une idée préconçue.
H.J-G. : Aujourd’hui le verre que vous associez au métal pour vos luminaires, n’est-ce pas plutôt qu’une envie de changer, celle d’aborder la transparence, d’apprivoiser la lumière ?
P.B. : J’aborde en réalité le volume. La transparence et le vide font partie intégrante de celle-ci. J’utilise la lumière presque essentiellement comme élément de soutien au matériau. Dans le cas des coulées de verre, elle s’y reflète. Dans le cas du métal, elle sait l’effleurer. Dans le cas de la peinture, elle sait l’intensifier.
La lumière devient importante dans mes dernières créations parce que ses rayons, différemment perceptibles suivant l’angle de vue, savent remarquablement bien s’associer aux matériaux, mais surtout à l’ensemble du volume. Je l’utilise, non pas pour elle-même, mais tel un élément complémentaire comme a su merveilleusement le faire François Morellet avec ses œuvres luminocinétiques. Ma dé- marche n’est cependant pas la même.
H.J-G. : La distinction entre artisanat et art ne date que du XVIIIème siècle, qui a instauré le principe selon lequel appartient aux Beaux-Arts, non plus l’homme maitrisant un savoir- faire, mais celui capable de créer un inédit, porteur de sens… Comment-vous situez-vous par rapport à ce cloisonnement ?
P.B. : Pour ma part, il me semble qu’un artiste peut avoir, grâce aux techniques utilisées, la faculté du travail précis de l’artisan, sans l’être pour autant. Et vice versa. Mais je laisse aux historiens et critiques d’art l’ouverture d’un tel débat. Pour tout dire, celui-ci ne me concerne pas vraiment.
J’ajouterai quand même que je ne com- prends pas ce questionnement. Voudrait-on dire qu’un artisan ne crée qu’en faisant des compromis alors qu’un artiste, lui, ne s’assujettit à aucune concession pour seulement créer ?
Que ceux qui veulent se laisser cloisonner… libre à eux. En ce qui me concerne, j’ai déjà abattu les murs depuis très longtemps.
H.J-G. : Vous me semblez être un homme du changement, de l’expérimentation ; allez- vous explorer encore d’autres domaines, par exemple, l’image, le mouvement, l’architecture ?
P.B. : Je pense que chaque artiste, tout comme chaque être humain, a non seule- ment le droit d’explorer d’autres domaines, mais surtout le devoir.
Oui, j’aime le changement dans mon travail qui me permet de travailler par séquences. Une séquence peut parfois durer plusieurs années et comprendre plusieurs dizaines de pièces. Parfois elle sera brève (comme les consoles en métal mentionnées par vous plus haut).
Je visiterai d’autres domaines quand le temps sera venu de pouvoir les exprimer. Mais toujours et seulement s’ils correspondent à mon travail sur la matière. Pour l’instant, une recherche sur l’image n’est donc pas prioritaire.
En revanche, le mouvement est, lui, une source inépuisable de travail sur la matière et le volume, comme ont su le démontrer – entre autres – les machines de Jean Tinguely, les mobiles d’Alexander Calder. J’ai beaucoup d’idées sur le mouvement. Je les mettrai à l’œuvre lorsqu’elles seront claires et précises.
Concernant le domaine de l’architecture, je pense que tout mon travail jusqu’à présent se meut dans son ombre. Au départ, il y a une trentaine d’années, mes œuvres flirtaient plus avec l’objet d’art pour l’architecture d’intérieur alors qu’aujourd’hui elles sont plus proches de la sculpture.
Mon approche avec l’architecture m’octroie souvent des rencontres inestimables. La dernière en date était lors de la restauration du Cabanon de Le Corbusier. Le Conservatoire du Littoral et la Fondation « Cap Moderne » qui occupe les lieux, m’en ont confié la restauration. Pourquoi moi et pas un autre ? Peut-être parce que mon travail artistique sait souvent rencontrer la pensée architecturale… En réalité, je ne me suis pas vraiment posé la question. J’ai accepté parce que c’était un honneur pour moi d’être invité à partager ce hameau de tranquillité qu’avait conçu cet architecte hors normes. Lors de cette restauration, l’émotion que je ressentais était énorme. Surtout qu’enfant j’habitais l’une des maisons pas loin de la gare… à quelques pas du site Le Corbusier.
Je crois que j’ai déjà commencé à explorer le domaine de l’architecture depuis mon enfance. Lorsque j’y repense, je me dis que l’art et l’architecture ont toujours été mes compagnons de route et que le désir de suivre ce chemin ensemble me semble aujourd’hui devenir une évidence…
Enfin, il y a aussi cette exposition de mes dernières sculptures que j’ai faite dans les jardins de la Villa E-1027 d’Eileen Gray.
Entretien réalisé fin juillet 2016 à Nice